La kinyatrap est le son d’une ville, Kigali, et combine des éléments de trap, grime, et de drill à certains rythmes afro-pop. Alors que les médias généralistes ont tendance à réduire la musique rwandaise aux stars de sa diaspora – Stromae, Lous and the Yakuza, ou Corneille pour ne citer que le trio de tête – la kinyatrap préfère cultiver le talent local qui bourgeonne depuis à peine plus d’une décennie. Une scène innovante dont la popularité locale a récemment atteint des sommets, suite à une demande de plus en plus pressante pour un son qui parle à la jeunesse du pays. Quand on apprend que le genre, à l’influence grandissante, a vu le jour au sein des quartiers branchés de Nyamirembo et de Nyarutarama qui abritent une grande communauté musulmane, on n’est pas étonné d’y entendre l’argot de Kigali côtoyer sorties en swahili, exclamations en langue arabe, apostrophes en anglais et double sens francophones, le tout joyeusement fusionné à la langue kinyarwanda, hautement riche en métaphores. Si la rumeur les dit inspirées par le kwivuga, tradition orale rwandaise qui se pratique lors des grands rassemblements, la plupart des chansons de kinyatrap décrivent les difficultés de la vie urbaine, la volonté de réussir et l’importance du collectif.
Pour qui n’est pas du milieu, ces hymnes drill peuvent sonner comme un mélange simpliste de beats turbulents et de prises de position grossières, mais les arrangements musicaux et le storytelling qui façonnent chaque chanson et la vidéo qui l’accompagne révèlent l’existence d’un corpus artistique bien précis. Et si l’on se réfère au récent tour de vis des autorités qui a mené à l’interruption du concert de Ycee à Kigali le 19 mars dernier – au prétexte de nuisances sonores et alors même que les organisateurs avaient obtenu l’autorisation idoine – on comprend que les artistes rwandais ont enfin commencé à dénoncer les obstacles qui se dressent devant quiconque souhaite faire de la musique, dans un pays où la liberté d’expression est encore un vœu pieu.
« Vous n’avez qu’à nous dire que la musique est interdite au Rwanda, mais cessez de nous enterrer vivants ! Il ne s’agit pas du remboursement des 20 millions [de francs rwandais] perdus, mais des générations futures qui ne trouveront plus jamais la motivation à cause de ce que vous infligez à la musique. »
Le rappeur Ish Kevin, sur Instagram.
Le rappeur Ish Kevin qui produisait l’évènement a depuis lors été remboursé, comme il l’a confié à PAM. Il n’empêche, le coup fut dur.
À Kigali, la notion de collaboration est essentielle. Les kinyatrappeurs ont beau viser le sommet de la scène africaine du hip-hop et du rap, c’est à leurs fréquentes collaborations -derrière les platines, en studio et sur scène- qu’ils doivent leur ascension. Car malgré le récent coup de pouce de l’investissement public et privé dans les projets culturels et artistiques au Rwanda, l’absence systémique d’infrastructures de soutien aux artistes locaux a poussé ces activistes obstinés et passionnés à créer leur propre scène, invitant des camarades de collaboration aux horizons variés à les rejoindre dans un projet de développement de long terme. C’est ainsi qu’on a enfin pu voir, ces dernières années, des jeunes hommes et femmes, tous entrepreneurs autodidactes, adoubés d’une reconnaissance bien méritée pour les joyaux qu’ils ont contribué à sculpter au cœur d’une industrie musicale rwandaise en plein bourgeonnement.
Voici, en guise d’introduction à la kinyatrap, une sélection de ses représentants de premier plan.
Bushali – Kigali
Parmi les fondateurs du genre, Bushali peut sans conteste se voir affublé du titre de « Roi de la kinyatrap ». Il était en effet l’un des premiers artistes à avoir présenté la kinyatrap au grand public grâce à ses collaborations de la première heure avec Green Ferry Music – label associatif de Dr. Nganji – débouchant sur la sortie du single culte « Nituebue » en 2018, suivi de « Kinyatrap » l’année suivante. À cette époque, l’esthétique tape-à-l’œil de Bushali et son flow nerveux ont représenté un changement audacieux au sein d’une industrie qui avait tout juste commencé à diffuser du hip-hop aux BPM élevé sur les radios nationales. Cinq ans plus tard, en 2022, le performeur excentrique reste au sommet, intouchable, et n’a eu de cesse de repousser les limites du son underground de Kigali.
Clin d’œil bienvenu, son dernier single est un hommage à la ville-berceau de la kinyatrap.
B-Threy – Dududu
The name Bertrand Muheto or B-TLe nom de Bertrand Muheto aka B-Threy se doit de figurer en bonne place dans les livres d’histoires de la kinyatrap, depuis 2018 et sa présence inoubliable sur le même titre « Nituebue », suivie d’une succession régulière de tubes taillés pour les afters comptant avec les featurings de grands noms comme Dizo Last, Trizzie Ninety-Six et Slum Drip. De quoi faire du kinyatrappeur une espèce rare de caméléon au sein d’une scène musicale en évolution permanente.
Sa mixtape de 2022, Muheto Wa Mbere (« Muheto le premier ») est l’excellente démonstration sur disque de ses talents uniques de rappeur à part.
Og2tone – Street Melodies
En plus de quelques poids-lourds, tout collectif de trap qui se respecte ne serait pas complet sans son maigrichon arrogant. À Kigali, c’est Og2tone qui a hérité de ce rôle, avec un flow capable du rap le plus tranchant comme du phrasé-parlé le plus suave, tendance sérénade. Avec un style musical pour le moins désinhibé, lorgnant du côté des expérimentations en studio, la tête brûlée du genre ne trahit pas ses racines : urbaines et rugueuses.
Écoutez sa dernière mixtape UMUNYABIGWI 2 pour savourer les « Street Melodies » de Kigali.
Kenny K-Shot – Intare
Nom essentiel à notre sélection, l’enfant prodige Kenny K-Shot a beau avoir l’air très jeune, les apparences sont parfois trompeuses : quand il s’agit de kinyatrap, le compositeur déjà chevronné et diplômé de gestion ne plaisante ni ne chôme pas. Sa cadence musicale est plutôt modérée et sa plume acérée, passant aisément du kinyarwanda à l’anglais, et le choix osé de s’entourer des producteurs Pro Zed et DJ Pyfo l’a mis sur les rails d’une discographie qui va des songes afro-pop au rap de roadman [à peu près l’équivalent de « racaille » ; terme péjoratif britannique pour désigner les jeunes des quartiers défavorisés en Angleterre ; NdT]. Une audace suffisante pour propulser dans le haut des charts le kinyatrappeur, toujours confiant et nonchalant, qui n’a pas peur des hauteurs.
Ish Kevin – Amakosi
Dernier de notre courte sélection, et pas des moindres, Ish Kevin, rappeur et gérant de label qui a décidé de pousser le mouvement dans une autre direction, plus festive, qu’il a baptisée Trappish music. Après l’énorme succès du single « Amakosi » en 2021 – plus d’un millions de vue sur YouTube [pour un pays qui compte 13 millions d’habitants ; ndlr] – celui qui s’autoproclame « l’agitateur » a creusé son sillon avec deux autres tubes, « No Cap » et « Babahungu » (« Garçons »). Ish Kevin est l’un des rares rappeurs capables de produire un rap ultra-commercial pour une plateforme de jeux en ligne – « Ba Ingagari » – sans pour autant sacrifier la qualité qu’on retrouve dans les autres hymnes drill de son répertoire. Son statut de superstar de la scène rap rwandaise fait de lui l’incontournable boss de « Trappish Music », le label éponyme qu’il a monté pour représenter d’autres noms tout aussi remarquablles comme Bruce The 1st, Ririmba et bien d’autres qui auront permis d’étendre le champ d’influence et le répertoire de la kinyatrap.
Son dernier album, My Year, sorti le 21 février dernier, ne manquera pas de consolider son statut de “prophète de la rue”.